Depuis le 17 novembre 2018, les différents actes des Gilets jaunes se succèdent dans toute la France, laissant une atmosphère tendue à la fin d’année 2018. Ce mouvement citoyen est le catalyseur d’une crise aux multiples facettes : sociale, politique, démocratique. Il appelle à une urgente réflexion pour réinventer un modèle de société plus collectif et collaboratif, moins verticalisé et animé par une perspective partagée. Réflexion qui indirectement concerne les ressources humaines. Y voir une mise en abîme avec la situation corporate actuelle serait certainement un raccourci hasardeux. Néanmoins, quelques analogies sont visibles : crise de l’engagement salarié, remise en cause des modèles compartimentés, émergence de managements plus « libérés »…
Et si le coup de gueule des Gilets jaunes était un prélude à la transformation de l’entreprise et à l’avènement d’un nouveau contrat social ? Auquel cas, quelle lecture RH retenir de ces événements ? Quelles synergies en tirer pour réinventer des fonctionnements plus fédérateurs ? Piste de réflexion.
1) Un fort besoin de « co »¹ : plus de collaboratif & de co-construction
Depuis décembre 2018, les revendications pour plus de démocratie directe ont inondé le débat public : de nombreux gilets jaunes souhaitent l’institution du « référendum d'initiative citoyenne » (RIC) ou « populaire ». Très schématiquement, le désormais célèbre RIC permet de créer ou de modifier une loi sans passer par le Parlement. Cette demande exprime la volonté d’être davantage impliqué dans les choix socio-économiques du pays afin d’être un acteur plus direct du projet sociétal.
Côté entreprise, selon un récent baromètre sur l’intelligence collective², 90% des salariés estiment qu'ils devraient être consultés dans l'élaboration de la stratégie de leur entreprise. Or ils sont seulement 25% à être satisfaits de l’attention portée à leur opinion. En cause ? La culture, le management, l’organisation. Seuls 39% des salariés pensent que le climat interne est favorable à la mise en place de plus de collaboratif². En référence à un article des Echos sur les 7 mutations de l’entreprise, celle-ci doit se mettre aux « co » : passer au collaboratif et à la co-construction qui fondent un modèle organisationnel plus horizontal avec une consultation régulière des collaborateurs... jusqu’à créer une gouvernance partagée.
L’initiative RH
La SNCF a co-construit son projet d'entreprise « Notre Nouvelle SNCF ». Comment ? Six semaines de débat en ligne avec l’ensemble des salariés et deux journées d'ateliers présentiels dans toute la France. Voir la video.
2) Un clivage social teinté de fracture numérique
Face aux hyper mutations technologiques actuelles, le paysage économique se transforme à grande vitesse. Selon l’OCDE, 10% des métiers existants vont disparaître dans dix ans, tandis que 80% de ceux restant vont muter en profondeur. Loin des louanges parisiennes vouées à la start-up nation, une partie de la population - « la France périphérique ou des territoires » - ne s’identifie ni au modèle des métropoles mondialisées, ni au nouveau paradigme de l’économie numérique. Le digital est souvent associé à la fracture des territoires qui porterait, en filigrane, la responsabilité de creuser de plus en plus les écarts sociaux et économiques.
Grands oubliés des transformations digitales, beaucoup de collaborateurs se sentent en perte de vitesse face aux changements qu’elles génèrent. Seuls 27%³ des salariés s’estiment tout à fait à l’aise avec les nouvelles pratiques digitales et 50% ne se sentent pas assez accompagnés⁴. Or toute transformation, si elle n’est pas accompagnée, creuse des inégalités de compétences. L’inclusion numérique est donc un enjeu social majeur qui doit être porté par les entreprises. En faisant référence au modèle d’Ulrich, c’est aux RH que revient le rôle de « strategic positioner » : ils doivent appréhender les enjeux extérieurs pour les traduire en politiques RH internes afin d’accompagner l’organisation à mieux digérer ces mutations.
L’initiative RH
Orange a envoyé 280 cadres en « learning expedition » au sein d'écosystèmes start-up et a lancé sa digital academy pour mettre à niveau tous les salariés jouant ainsi un vrai rôle d’émancipation sociétal.
3) L’appel à plus de transparence pour renouer avec la confiance
« Fin au racket de l’État ! », lit-on sur les pancartes au sein des cortèges de Gilets jaunes. Le message est clair : avoir un droit de regard sur le fonctionnement de l’appareil d’état. Un phénomène à corréler à la défiance massive des Français quant aux partis politiques : seuls 9 % des citoyens leur font confiance⁶.
Le ras-le-bol des discours institutionnels jugés aseptisés est aussi tangible en entreprise. Premier sujet sensible, la rémunération : une enquête révèle que 70% des personnes interrogées⁷ sont favorables à une publication des écarts de salaires dans les grandes entreprises internationales. L’arrivée des Millennials confirme la tendance à miser sur plus d'authenticité, comme nous l'expliquions dans notre ebook dédié. Rappelons que 56% de la jeune génération n’envisagent aucune collaboration avec certains employeurs en raison de leur conduite⁸. Selon Emmanuelle Duez, fondatrice de The Boson Project, « l’opacité n’est plus de mise...»⁹. Un constat qui implique d’abord une refonte du management « commande & contrôle » issu de la « Théorie X » de Douglas McGregor, encore bien ancrée au sein des entreprises, pour pivoter vers plus d’autonomie. Puis, pour paraphraser Gary Hamel, il faut en finir avec le syndrôme « bureau-sclérose »¹⁰ qui bride les relations internes et empêche toute forme de confiance.
L’initiative RH
EDF a osé « l’open Comex » avec une retranscription en direct de la réunion auprès des 100 000 salariés (et sans montage !). De l’autre côté de l’Atlantique, les collaborateurs de Morning Star négocient leurs objectifs entre eux : ces négociations aboutissent à des « contrats d'engagement » partagés auprès de tous.
4) Le retour de la conscience collective face à la crise de la représentativité
La mobilisation des Gilets jaunes est assez unique dans sa spontanéité et son auto-organisation. Sur Facebook, une énergie collective s’est éveillée, sans représentants officiels dans lesquels ils disent ne plus se reconnaître. Seuls 27% des Français⁶ font aujourd’hui confiance aux syndicats. Nous assistons peut-être à une nouvelle conscience de classe s’appuyant sur la dynamique des réseaux et des e-communautés pour se faire entendre et agir politiquement.
Depuis une vingtaine d’années, le taux d’adhésion syndicale est en chute constante au sein des entreprises. Les raisons invoquées de cette disqualification ? 65% des salariés pensent que les syndicats sont trop politisés⁶. Couplés à cela, les réseaux sociaux d’entreprise décloisonnent et libèrent la parole : chacun peut désormais communiquer instantanément, avec la Direction comprise, et inversement. On observe l’émergence de « groupes métier » ou de « communautés d’engagements » qui se mobilisent pour réagir sur des thèmes clés de l’entreprise et partager des problématiques communes.
L’initiative RH
Engie a mis en place une plate-forme d’expression ouverte à tous les salariés pour rassembler leurs idées dans le cadre de la transition énergétique. Chez Mars Chocolat, le PDG organise toutes les 6 semaines une réunion de 30 minutes, intitulée « Ça se discute » pour répondre à toutes les questions.
5) La quête de sens : fondement d’un nouveau contrat social ?
Autre grief soulevé par le mouvement, le système qui serait devenu absurde. Dominé par le culte de la performance et de la concurrence à outrance, le fonctionnement capitaliste ne tournerait plus rond. Selon Emmanuelle Duez, « nous sommes dans un changement magistral de société »⁹. En effet, beaucoup de manifestants ont mentionné leur enthousiasme à venir se retrouver pour défendre une cause commune. Que l’on adhère ou non au projet des Gilets jaunes, l’élan populaire en dit long sur le besoin de sens et l’envie profonde de s’engager dans un but auquel on croit.
Avec 6% des salariés engagés¹¹, la question de la motivation et du sens se posent évidemment en entreprise. Selon David Graeber, anthropologue américain, le travail tel qu’il orchestré aujourd’hui serait « une atteinte grave au sentiment de soi car un être humain privé de la faculté d’avoir un impact significatif sur le monde cesse d’exister »¹². En effet, le modèle néo-tayloriste, encore prédominant, arrive à bout de souffle. Le découpage des actions et le dogme des processus s’avèrent de plus en plus contre productifs alors que nous vivons « la fin de la loyauté » selon Rick Wartzman, voire, « la désagrégation du contrat qui liait les entreprises aux salariés »¹³. La stabilité en échange de la subordination ne fonctionne plus comme levier de motivation. Un nouvel accord est à bâtir, pondéré par le sentiment d’utilité individuel et le sens commun.
L’initiative RH
Certaines entreprises questionnent « leur raison d’être » et engagent une refonte de leur modèle économique : on parle des entreprises à missions, incarnées en France par La Camif. Emery Jacquillat, son PDG passionné, a relancé l’entreprise autour d’un projet à impact positif. Autres actions emblématiques récentes : le 16 janvier 2019¹⁴, 17 patrons - Total, Vinci, Radio France, Accenture, Schneider Electric...- ont signé un manifeste pour le mécénat de compétences. Non négligeable quand 57 % des collaborateurs le pratiquant estiment que leur motivation s'est améliorée¹⁵.
6) Le retour à la simplicité dans les échanges
Derrière le célèbre slogan « Macron démission ! » s’exprime, avec véhémence, le rejet des élites et de leur mode de vie perçu comme des privilèges qui n’ont plus lieu d’être au XXIe siècle. Échaudés par des propos jugés maladroits, et parfois trop complexes, de la classe politique, les Gilets jaunes revendiquent plus de simplicité dans le dialogue politique afin d’établir un rapport moins postural avec leurs représentants.
À l’instar des citoyens, les collaborateurs veulent briser les entraves hiérarchiques et expriment l’envie de tisser plus de liens avec leur manager : 71% des collaborateurs veulent passer plus de temps avec lui¹⁶. « Il n’est plus possible de maintenir des managers qui se bloquent sur des postures d’autorité », selon Bruno Soubiès, fondateur de Disrhupt, cabinet expert en écoute salariale. Il s’agit de multiplier « les échanges informels, le dialogue consensuel avec la hiérarchie et (...) les feedback »¹⁷. Le switch passe par l’instauration d’une nouvelle culture managériale où « le chef » troque ses galons contre plus de communication, à la fois collective et singulière.
L’initiative RH
La Société Générale a gommé les « privilèges » en créant les Dunes, nouveau siège qui réunit 5 000 personnes en flex office, un « gigantesque espace commun où toute l’infrastructure est commune et profite à tous, du stagiaire au cadre dirigeant ¹⁸». Alexandra Gaudin, ancienne Directrice des richesses humaines de l’agence Australie, a abandonné son bureau pour se placer au coeur de son équipe : plus de signes distinctifs et une accessibilité démontrée.
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Sources
¹Article de Jean-Marc Vittori pour Les Échos
² Selon l’étude BVA-bluenove décembre 2018 intitulée Baromètre sur l’intelligence collective massive : où en sont les entreprises ?
³ TNS Sofres
⁴ Etude Shortways
⁵ Étude du cabinet Elea, 2016
⁶ Chiffres communiqué par Martial Foucault, Directeur du CEVIPOF et invité à la table ronde « Formation des élus et dialogue social » à SciencesPo (17 janvier 2019)
⁷Une étude d’Harris interactive pour l’ONG Oxfam, 2018
⁸Étude de 20 Minutes et OpinionWay
⁹Extrait de l’article « L’engagement : l’alpha et l’omega du management » pour Chef d’entreprise
¹⁰Gary Hamel, The Future of Management
¹¹ Enquête Gallup 2018
¹²Interview extrait de l’article « Repenser le travail », La Vie
¹³Extrait de l’article de Laetitia Vitaud sur Medium : Freelancing et management : « Changeons le management plutôt que manager le changement »
¹⁴ Article dans les Échos Executive
¹⁵ Baromètre 2018 réalisé par l'Ifop - en partenariat avec Entreprise et Progrès et l' ANDRH, association nationale des DRH - pour la Fondation SNCF
¹⁶AON,State of engagement, novembre 2015
¹⁷Tribune Linkedin de Bruno Soubiès « L’autonomie, une chance de devenir meilleur »
¹⁸ Malt, entretien réalisé le 26 septembre 2017 avec Aymeril Hoang, Directeur Innovation, Groupe Société Générale