Digitalisation, ludification, gamification : notre quotidien regorge de mots, mais aussi d’activités physiques et sportives, propres aux entreprises modernes. Pourtant, les techniques de management des ressources humaines par le sport ont des aïeuls. Petit voyage dans le temps à la découverte d’usages aussi ancestraux que surprenants.

Jetés dans le grand bain

Il y a quelques mois, l’américain Casper, spécialisé dans la vente de matelas, faisait le tour des médias spécialisés. Et pour cause, il offrait une prime aux collaborateurs pour récompenser leur engagement dans une activité sportive. Une pratique spécifique au management moderne penseront certains. Peut-être, mais une pratique qui reflète un goût souvent prononcé des chefs d’entreprise pour le sport.

C’est le cas de Jean-Baptiste André Godin. On le présente comme paternaliste, utopiste, idéaliste. Ce fabricant de poêles en fonte fait construire, au cœur de son « Palais Social » à Guise, une petite commune du département de l’Aisne, un bâtiment quelque peu particulier. Il le baptise « lavoir-piscine ». Nous sommes en 1870.

Ainsi, Godin est aussi avant-gardiste ! Il fait partie de ces rares industriels du XIXè siècle à développer une panoplie de structures et de solutions permettant à « ses » ouvriers de se divertir en marge du travail quotidien. Avis aux amateurs, le complexe se visite encore aujourd’hui. On y découvre un petit espace aquatique qui a deux finalités sur lesquelles nous reviendrons : une finalité éducative (il s’agit d’apprendre aux ouvriers et à leur famille à se familiariser avec les techniques de nage) et une finalité sanitaire (les épidémies de choléra font rage et il convient d’en limiter les effets).

Le lavoir-piscine du Familistère de Guise (1870)

Le lavoir-piscine du Familistère de Guise (1870) - Photo de Georges Fessy - 2012


Précisons que l’initiative reste relativement isolée à quelques projets de visionnaires philanthropes. Elle reflète néanmoins une tendance de fond de la fin du XIXè siècle : le paternalisme. Cette politique mêlant bienveillance et autorité consiste à offrir une panoplie de services aux travailleurs ; il s’agit concrètement d’organiser, et donc de contrôler, la vie du personnel en dehors du temps consacré au travail. Les activités physiques, en plus des nurseries, des écoles ou des potagers, permettent ainsi, très tôt, d’attacher la main d’œuvre à l’entreprise, à ses terres, à son histoire, à sa communauté.

L’Union fait la force

Quelques années plus tard, à Paris et plus épisodiquement en province, le sport va véritablement se développer dans les grandes entreprises. L’Union Vélocipédique de la Banque de France nait en 1894. La Société des cyclistes coiffeurs-parfumeurs girondins émerge deux ans plus tard. Voilà qui permet de bien comprendre le sens et l’origine du « sport corporatif » !

Mais c’est essentiellement du côté des grands magasins parisiens que sont fondés les premiers clubs sportifs majeurs : la Société vélocipédique du Bon Marché est créée dès 1892. Elle est rejointe dans la foulée par ses consœurs du Louvre et de La Belle Jardinière (nom du célèbre magasin de confection de vêtements devenu depuis la propriété du groupe LVMH) qui fonde en 1896 l’Union de la Belle Jardinière.

Un challenge inter-magasins fédère même ces groupements dans une compétition cycliste commune. Nous sommes le 30 août 1896 et on comprend que la véritable introduction du sport dans l’univers professionnel est à mettre à l’actif d’employés disposant d’un bagage scolaire, de moyens financiers et de disponibilités temporelles régulières propices à la pratique.

Ajoutons que la création des ASPTT (Associations sportives des postes, télégraphes et téléphones) en 1898 marque vraisemblablement les prémices d’une forme de démocratisation du sport au sein même des entreprises. Enfin, les banques ne sont pas en reste. L’historien Xavier Breuil a bien montré comment, en novembre 1903, le directeur de la Société Générale fonde le Club Athlétique de la Société Générale non pas tant pour améliorer le rendement de ses employés mais plutôt pour asseoir le prestige de son établissement.

A l’époque, les travailleurs pratiquent donc essentiellement du cyclisme, mais aussi du rugby, de la pétanque ou du tennis. Sans oublier le football qui va progressivement prendre une place de plus en plus importante.

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Les Yeux dans les Bleus

Il faut dire que l’univers du ballon rond est historiquement lié à celui des industries. On sait qu’à partir des années 1880, le football devient une des composantes de la culture ouvrière anglaise. Manchester United est fondé en 1878 par des cheminots tandis le Coventry naît en 1883 sous l’impulsion d’ouvriers d’une fabrique de bicyclettes. En France, les industriels de l’automobile ont été, cela ne fait plus de doute, les moteurs de la démocratisation du sport – en particulier du football – dans les usines au début du siècle dernier. Partout en Europe, dès la fin de la première guerre mondiale, émergent des équipes fanions montées pour véhiculer une image positive de l’entreprise.

C’est alors que se développe la conscience des effets bénéfiques du sport. Pour preuve, à la même époque mais sur un autre front, les généraux français imaginent qu’un poilu sportif est un poilu plus performant. Et l’armée française de considérer que la pratique sportive est indispensable pour la cohésion des troupes.

En 1917, l’armée commande près de 5 000 ballons de football et les envoient sur les lignes de front !

Le sport devient une réponse à l’épuisement des troupes. On comprend alors qu’il contribue au renforcement physique et au bien-être moral des soldats.

Recherche ouvrier sportif désespérément

Mais revenons à nos patrons de l’industrie automobile. Peugeot à Sochaux, Renault à Guyancourt, Michelin à Clermont-Ferrand ou encore Fiat à Turin : ils sont nombreux à connaître les enjeux liés à l’introduction du sport au sein des usines de production.

L’historien Pierre Lanfranchi explique bien comment, à Turin, la dynastie Agnelli s’empresse d’appliquer au sport, et à la Juventus en particulier, une logique industrielle. Le sport va ainsi servir à accroître la notoriété de la marque, mais aussi à préserver une forme de paix sociale au sein du système de production. Les ouvriers bloquent, mécontents, les portes de l’usine ? Giovanni Agnelli leur propose d’assister gratuitement aux rencontres de la Juventus !

Ainsi le sport permet-il d’adoucir l’image de « patrons de fer » des Agnelli. On comprend bien les mobiles des industriels : s’ils investissent dans le milieu du football, c’est certes pour soigner leur propre image mais aussi pour forger celle de leur entreprise, dynamique, performante, bien « huilée ». C’est ainsi que certains ouvriers polonais ou hongrois sont embauchés uniquement pour leurs compétences footballistiques ! On leur trouvera bien un poste à l’usine pour les occuper... « On m’a dit que si j’accepte de jouer au Club olympique de Billancourt, je serai embauché chez Renault », témoigne un menuisier-ébéniste au chômage en 1931.

Football team

Le Club olympique de Billancourt


Big Brother is watching you

Qu’on se le dise : cette introduction du sport dans les usines n’est plus vraiment ici de la philanthropie. Il sert notamment à divertir et contrôler une main d’œuvre jugée faillible mais aussi à préserver un état sanitaire propice au rendement. Chez le constructeur automobile Berliet, on loue les vertus thérapeutiques de la natation : « D’abord le fait d’être dans l’eau assure la propreté du corps, mais, de plus, la réaction produite facilite la circulation générale, calme l’excitation nerveuse, et des tempéraments peuvent se trouver améliorés, et même transformés par les bains » (d’après le journal L’Effort de l’entreprise Berliet).

Plus tard, dans un autre bulletin baptisé Contact, on peut lire que le sport à l’usine va permettre « de redresser l’état sanitaire et démographique du pays, de donner à ces jeunes une constitution solide, résistante, d’en faire des êtres forts, de leur faire acquérir un esprit de lutte, de cran, des réflexes qui feront des hommes capables de produire ».

Il fallait, à l’époque, envelopper la vie des travailleurs. On reste dans une logique épousante du paternalisme, « du berceau jusqu’à la tombe » d’après l’expression consacrée. Les ouvriers travaillent chez Peugeot ; ils y sont parfois nés, y ont été éduqués, y dorment, y passent l’écrasante majorité de leur temps et y dépensent leur argent. En toute logique, leurs loisirs s’effectuent également dans cette bulle. Car oui, à l’époque déjà, on entend bien attirer et fidéliser les travailleurs. La finalité productive est clairement avouée, démontrant ainsi l’existence d’une conscience des bénéfices corporels des activités physiques et sportives.

Dans le bulletin interne du constructeur automobile Berliet on peut même lire :

« Le sport fabrique des hommes capables de produire »

Stade et usine

Le stade de la Forge (devenu stade Bonal) accolé aux usines Peugeot - Photo FC Sochaux


Transpirer plus pour se relaxer plus

On retiendra que, dans l’esprit d’un certain nombre de dirigeants, du XIXè ou du XXIè siècle, la pratique sportive apparaît comme un des meilleurs antidotes au stress et un ingrédient notable de la qualité de vie au travail. C’est sans doute pour cette raison, raconte Sylvie Schweitzer, spécialiste de l’histoire de Citroën, que la marque aux chevrons rivalisait, il y a 100 ans déjà, d’imagination.

En effet, « comme l’enthousiasme n’est pas de mise » lors des séances de gymnastique dans la cour de l’usine du quai de Javel, « chaque élève suivant assidûment quinze leçons et amenant deux nouvelles candidates se voit promettre 15 jours au bord de la mer, aux frais de la maison ». Rien de moins. Des vacances contre du sport au travail ? Casper n’a qu’à bien se tenir !

Depuis, la cote de popularité du sport n’a fait que s’accroître. Une histoire de “je t’aime, moi non plus” qui dure depuis des dizaines d’années et apparaît comme une réponse à la sédentarisation de la vie urbaine. Cela donnera naissance, autour des années 1960, aux premières salles de sport parisiennes, avec des hommes torse nu, venus "compenser le travail intellectuel" de bureau. Aujourd’hui, les trois quarts des Français déclarent pratiquer une activité sportive, soit deux fois plus qu’il y a cinquante ans.


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